Ahlan en Syrie Libre - Episode 1
En passant d'abord par le Liban, retrouver les bars et les amis. Ensuite en prenant l'autoroute de Damas et une nouvelle frontière libre toute neuve. Tournée des ministères et shawarmas
En mars 2011 lorsque la révolution syrienne a débuté par des gamins écrivant des slogans sur les murs, j’étais (entre autres) journaliste au Liban. Pris de passion pour la révolution syrienne et son espoir démocratique universel j’avais, à tort, cessé d’y croire. Alors 8 mois après « la chute » j’ai voulu venir voir, avec mon petit carnet et mon crayon à papier, la Syrie libre et démocratique que je n’imaginais qu’en rêve. Une dizaine de jour, pour voir Damas et Alep, et parler liberté, démocratie, révolution, train et même des élections…
Episodes:
Episode 1 - Ahlan en Syrie Libre
Episode 2 - La vérité est toujours révolutionnaire
Episode 3 - Le train de la démocratie aurait les rails trop courtes
Episode 4 - Rebonjour la citadelle
Episode 5 - Une élection après l’autre
Episode 6 - La chute du mur de Berlin
Episode 7 - Humour et Epilogues
Pour aller en Syrie, il faut d’abord passer par le Liban.
Et le Liban c’est un peu comme le vélo, même après 10 ans, ça s’oublie pas. On retrouve vite ses marques. Les odeurs, la coupure d’électricité, la Almaza, les immeubles, les embouteillages.
Retour au bar
Enfin, 10 ans. Ici on compte en crise. La crise des poubelles, la crise économique, la révolution, l’explosion du port, la guerre avec le voisin psychopathe, la mort de Nasrallah… Les copains m’énumèrent tout ce que j’ai raté depuis que je suis parti du pays en 2015. « Ah! on en a des choses à te raconter ».
Tiens Nasrallah, c’est la commémoration des 1 ans de sa mort. Le Hezbollah a prévu une grande manifestation et de projeter son portrait sur Raouché, le rocher symbole de Beyrouth qui forme une arche. C’est un peu un évènement car il n’y a plus tellement de portrait de Nasrallah comme il y en avait avant, bordant les autoroutes payées par l’argent iranien.
Pour une obscure raison, le 1er ministre a interdit que cette projection ait lieu.
Elle a donc bien évidemment eu lieu, le Hezbollah a projeté le portrait de Nasrallah (et son doigt) sur Raouché et maintenant le 1er ministre est passé pour un gros naze sans autorité parce que si tu n’es pas capable d’empêcher la projection de l’image de Nasrallah (et son doigt) alors comment tu imagines pouvoir confisquer les armes du Hezbollah ? (Le premier Ministre se rattrape ensuite dans l’histoire).
Sinon les rues ont des noms maintenant. Enfin des numéros en fait, mais c’est très surprenant et nouveau.
Je m’étais toujours dit que l’absence de nom de rues était une façon de maintenir les divisions communautaires au Liban, avec des populations de quartiers ne pouvant se rendre chez les uns ou les autres. L’absence de nom de rue a un effet qu’on n’imagine pas sur la liberté de circulation. On se rend bien moins facilement dans un lieu dont on ne connait pas le nom. Il faut demander, (et informer tout le quartier de sa présence). On préfère rester là où on connait.
« T’as dû voir les vidéos où les mecs jouent et font la teuf sous les bombardements ». bien sûr j’avais vu. Tout le monde les avait vu.
« Tu sais qu’ils faisaient payer des ‘view charge’ ? Tu te souviens à l’époque on allait dans les bars, quand y’avait un band ils faisaient payer des ‘band charge’. Bah là ils faisaient payer des ‘view charge’ pour voir les bombardements depuis les rooftops ». Certaines choses restent les mêmes.
On retrouve ses marques, Le Torino Express pas exemple. Pas changé, pas bougé. La Almaza et le Doodoo shot non plus. C’est un shot de vodka et citrons avec 2 gouttes de tabasco et une olive dans le fond du verre. Apparemment ça a touché aussi les bars en Syrie sans jamais se démoder ici. Le Démo existe toujours aussi, et la grosse porte en fer du mythique club Yukunkun, pourvoyeur des meilleurs soirées Beyrouthines dans les années 2010.

Radio Beirut n’existe plus. « Le type s’est fait boycott après qu’une vidéo soit sorti qui a fait scandale » …
Après 10 ans il y a encore des gens qui nous reconnaissent au Torino. Il prend une photo de nous au bar, j’ai l’impression de faire partie des meubles. J’ai mis les pieds dans ce bar la première fois en 2003, en venant depuis la Syrie justement. C’était, dans mon souvenir, le seul bar de Gemmayze à l’époque…
On rencontre une fille très drôle qui joue à deviner le jour de nos anniversaires.
« Toi c’était un jeudi ! »
« Ah non, Moi je suis né un vendredi ! » répond ma copine qui est évidemment une des seules personnes sur terre à connaitre le jour de la semaine de sa date de naissance.
« Merde, d’habitude les gens ne savent pas. Tu peux leur dire n’importe quoi ça marche. Toi par exemple, me dit-elle, toi tu es né un mardi. Je sais, les catastrophes c’est toujours un mardi, dit-elle en rigolant. L’explosion du port où j’ai été gravement blessée, c’était un mardi. »
Elle a une profonde cicatrice sur l’épaule et le bras droit.
Et je suis bien né un mardi…
Le mardi 4 aout 2020, une énorme explosion atomise tout le centre-ville de Beyrouth et fait trembler les murs jusqu’à une demi-douzaine de kilomètres. « Toute la maison a tremblé, on a cru que c’était dans l’immeuble, que la chaudière avait explosé ou quelque chose ». « On n’a pas compris ce que c’était, est-ce que c’est la guerre, les israéliens, un attentat ? ». Un attentat c’est toujours une possibilité. A une époque, Bachar al Assad faisait exploser les responsables libanais qu’il n’aimait pas au moment de la sortie des écoles. Et Israël évidemment, pas le dernier à jouer avec ses bombes qu’il laisse tomber n’importe où. Evidemment, impossible sur le moment de s’imaginer que tout une chaine d’incompétence, de corruption, et de négligence ont conduit un nombre incalculable de bureaucrates, politiciens et gouvernements successifs à entasser 2750 tonnes de nitrates d’ammonium dans le port de Beyrouth, à s’asseoir dessus et à les laisser pourrir pendant 6 ans jusqu’à ce qu’une étincelle de chantier explose le tout.
La corruption et l’incompétence politique ne sont pas normalement quelque chose que l’on punit dans ce pays, mais il s’agit quand même ici d’une des plus grosses explosions non nucléaires jamais enregistrée, plus de 200 morts, 7000 blessés…
« Ici tu pouvais plus marcher, c’était que du verre partout par terre », me dit mon copain alors qu’on se dirige vers le restaurant « le Chef », une institution de Beyrouth, au cœur de Gemmayze. La photo de Russel Crow avec marqué « Thank You » orne les deux côtés de la vitrine de la salle du restaurant. Le gladiator a payé pour la rénovation de « le Chef » après sa destruction dans l’explosion.
« Ils ont toujours pas fini l’enquête non ? » Je demande à mon amie. Elle me regarde en rigolant avec un air de: “Qu’est-ce que t’imagine ?”
« Je sais pas s’ils ont fini mais en tout cas ils ont pas trouvé de coupable » …
Zaatar w Zeit à 4h du mat ça n’a pas changé non plus. On retrouve le même sandwich wrap « Halloum wa Bacon » d’il y a 15 ans après une soirée de à faire la tournée des bars de Badaro, à regarder la nouvelle génération d’expats découvrir, avec leurs amies locales, les douceurs de la vie libanaise.
« T’as pas entendu le drone ce matin ? »
Les drones d’Israël passent régulièrement au-dessus de Beyrouth, pour rappeler qu’ils sont là. Israël a toujours peur qu’on l’oublie.
Paradoxalement, lorsque j’y étais en 2023, j’ai pu voir à quel point les Israéliens n’avaient pas la moindre idée de ce qu’était le Liban. Ils s’imaginent une sorte d’Afghanistan avec des islamistes du Hezbollah à chaque coin de rue. Incapables, malgré les millions de dollars qu’ils mettent dans leurs vols de drone, d’imaginer qu’on va se dégommer un wrap au bacon après une tournée des bars du samedi soir.
Le même drone tourne depuis 7h du matin. « Encore, là il est pas chiant. A un moment c’était 3 ou 4 drones toute la journée au-dessus avec un bruit assourdissant, ça tape vraiment sur la tête… Y’a un gars dans le sud, il en a eu tellement marre il est monté sur son toit avec un pauvre fusil essayer de tirer dessus. Direct ils ont explosé tout l’immeuble ».
« En plus les drones qui font vraiment du renseignement tu les entends pas. Là c’est vraiment juste pour nous mettre la pression psychologique. »
L’Autoroute de Damas
C’est Ziad qui vient me chercher, en pestant contre les embouteillages et l’absurdité des routes libanaise qui l’obligent à faire vains détours pour atteindre l’autoroute de Damas.
Sur le chemin on croise parfois des camions chargés de vies entières, chaises, tables, matelas, lave-linge. « Regarde, ça ce sont des gens qui rentrent en Syrie » me dit Ziad. On monte la montagne, on descend la montagne, ça y est, c’est la frontière. Le moyen Orient parfois c’est très grand, parfois c’est tout petit.
La frontière dans ce sens est à la cool, mais il y en a beaucoup. Il faut d’abord sortir du Liban. Bureau, tampon, vérification des douanes. Puis on roule un peu et checkpoint de sécurité tenus par les jeunes d’Al Sharaa. « Regarde c’est des gamins ». Un ami Syrien que j’ai interviewé avant de partir m’en a aussi parlé. Ils inquiètent un peu car très jeune, avec un peu d’autorité et beaucoup de frustrations. Moins souriants…
Ziad connait tout le monde. Ça fait 25 ans qu’il passe la frontière dans tous les sens et le personnel n’a pas vraiment changé depuis l’ancien régime, il est simplement supervisé par des gens des nouvelles autorités révolutionnaires. Et gentil.
2eme frontière pour entrer en Syrie.
Là encore il faut aller dans un grand bureau, bardé de drapeaux à 3 étoiles de la révolution Syrienne. Ziad le trouve moche. « Tu verras en Syrie, pleins de gens ne l’aiment pas ce drapeau ». Je n’y crois pas vraiment mais cela me sera quand même confirmé par une autre personne au moins. Le drapeau avec ses trois étoiles est parfois confondu avec la séparation en 3 états lors du mandat français. Moi j’aime bien ce drapeau qui me rassurait lors des manifestations parisiennes. A un moment de ma vie j’ai même passé toutes mes nuits pendant deux semaines à peindre ses couleurs sur des balles de ping-pong
J’ai passé 14 ans à croire à cette révolution. Convaincu que la chute d’Assad amènerait la Syrie libre et démocratique et que la Syrie libre et démocratique changerait la face du monde. Cette dictature était une des plus atroce du monde, comparable peut être seulement avec la Corée du Nord. Si cette dictature là tombait alors toute pouvaient tomber. Egypte, Bahreïn, Arabie Saoudite, Algérie, Maroc, Israël & Palestine, Iran, Liban évidemment… Et alors si ceux-là étaient libre, ça serait le tour de la Russie, de la Chine…
Et c’est ce drapeau qui flottait là, immense, au-dessus du bureau de la frontière que j’allais passer, pour la première fois depuis la liberté.
C’est avec cette conviction que j’allais en Syrie. “Je viens avec l’a priori que la Syrie est libre et démocratique, que tout y est bon et fonctionnel et que le futur est résolument magnifique pour tout le monde”. C’était mon speech d’introduction. L’idée étant qu’il est beaucoup plus facile de se faire corriger un biais positif que de se faire corriger un biais négatif. Si j’arrive en Syrie libre avec l’obsession de comptabiliser les marques d’islamisme radical, tout ce qui ne marche pas et d’interpréter chaque règlement de compte comme le signe de la guerre civile confessionnelle qui s’annonce, je vais passer mon temps à confirmer ces biais.
Or, a priori, je n’y crois pas à la guerre confessionnelle.
« Suweida c’est le dernier lieu de production de captagon », par exemple, me confirmais Yahya, un ami syrien interviewé juste avant de partir (seulement Forbidden Stories en a parlé). Pour Lattaquié en mars dernier, le gouvernement était au courant. « Ils ont laissé faire avec un avertissement » me disait Yahya. Puis l’avertissement n’ayant pas été suivi, Al Charaa a battu le rappel des troupes. « Même des groupes ASL qui s’étaient autodissout se sont reformés pour la bataille ». En fait, le président s’est servi de ça pour rétablir son autorité sur les factions. « Al Charaa ne contrôle pas les factions ça me fait rire » dit Yahya. Non seulement les factions lui ont obéi au doigt et à l’œil mais en plus, il a avec cette bataille encore accru son contrôle sur les soldats. « Certains chefs à qui j’ai parlé m’ont dit ‘on s’est rendu compte que nos propres hommes répondaient plutôt à Al Charaa qu’à nous ».
Pour tout signe de guerre confessionnelle il y a une explication sans confessionalisme…
Le bureau est très bien organisé. Une file « Arabe-étrangers », une file « Syriens », une file « corps diplomatique », une file « Femmes »… A part deux personnes avant moi dans la file « Arabes-Etrangers », le bureau est totalement vide. Ziad demande si je peux passer dans la file « femme » où il n’y a personne mais on lui dit non. Du coup je passe à « corps diplomatique », là ça marche. Ça prend un peu de temps de trouver mon nom compliqué mais j’ai mon coup de tampon. Il faut passer encore un contrôle où ils vérifient le passeport et le tampon que je viens d’obtenir, puis encore une fois la douane, où ils regardent ce qu’il y a dans les voitures. Et encore un checkpoint, et ça y est, nous sommes en Syrie libre…
Ce qui frappe d’abord c’est l’absence totale et radicale de tout portrait officiel. Même au Liban, où ils ont été obligés de se calmer sur les portraits de Nasrallah, remplacés par des affiches de propagande à la gloire de l’armée libanaise qui est chargée du désarmement, il en reste quelques-uns. Ici rien, pas une tête couronnée. En fait la plupart des panneaux qui servaient habituellement à la propagande ou à la publicité sont vide. Plus de dictateur, plus de pubs. Dans le Moyen-Orient je pense que c’est unique.
Est-ce que c’est ça ce qu’on appelle la pureté révolutionnaire ?
On arrive à Damas. Tous, absolument tous les toits de la ville sont recouverts de Panneaux Solaires.
Tournée des ministères
Ahmad sera mon guide pour les prochains jours. Il rigole de ma coupe afro et me montre son crâne chauve en disant « on va bien se compléter ». Je crois qu’il aime bien le trip freelance avec carnet et crayon à papier.
Il m’a déjà organisé tout le programme de la journée. Comme j’ai dit que je voulais voir toutes les démarches administratives, c’est ça qu’on va faire.
D’abord ministère de l’information. On est juste devant en fait, Ziad m’a déposé juste de l’autre côté de la 2 fois 4 voie qu’il faut traverser, avec mon sac à dos, sans passage piéton et Ahmad tout souriant et trop heureux de commencer à me raconter tout ce qu’il sait et tout ce qu’il veut me montrer.
Le ministère de l’information est très accueillant. « Ahlan wa Sahlan » par au moins 4 personnes souriantes à l’accueil alors qu’on entre pour aller au 6ème étage chercher mon papier de journaliste officiel. La demande de visa se fait par internet. On doit envoyer ses informations, une « media request », ce qu’on veut couvrir, combien de temps on veut rester et par quelle frontière on arrive. On reçoit ensuite un mail de confirmation indiquant que la demande a été acceptée et qu’il faut aller chercher un papier au ministère de l’information dès son arrivée. C’est ce papier là que nous allons chercher.
La Syrie, ce pays à la pointe de la e-democracy…
La porte de l’ascenseur s’ouvre parfois sur des couloirs où on aperçoit des bureaux entassés pas encore installés, des chaises en vrac, une bannière aux couleurs du drapeau de la révolution stockée en rouleau pas encore déployée. On a l’impression que cette administration est encore en train de chercher comment s’installer. « Au début les 3 premiers mois, personne ne savait quoi faire ni où aller » me dit Ahmad qui était un des premiers à aller chercher une autorisation pour des journalistes après la chute du régime.
Un bureau avec que des femmes. Deux voilées et deux pas voilées à part égale donc, comme ailleurs à Damas (j’imagine que le lecteur se pose cette question). Je donne mon passeport, m’assoit quelques minutes, je confirme que je prévois d’aller uniquement à Damas et à Alep, et tout est bon, j’ai mon papier.
2eme arrêt le ministère des transports. Ahmad dégaine son téléphone « Il y a deux applications de chauffeurs maintenant en Syrie. Ça marche très bien, mieux que les taxis. Les taxis jaunes ils ont le compteur mais ils le mettent pas, ils font leurs prix à la tête du client ».
On passe dans les quartiers officiels. L’ambassade d’Iran, magnifique mais pas franchement en état de grâce, les anciens locaux de l’armée, éventrés tout récemment par les bombes israéliennes…
Le ministère des transports ne paye pas de mine et semble installé dans un ancien immeuble résidentiel reconverti. Sur le trottoir juste devant l’entrée, on a disposé un tapis à l’effigie de Bachar al Assad pour que tout le monde puisse marcher dessus.
On rentre, on demande, on fait différents bureaux. J’ai dit à Ahmad que je m’intéressais au sujet du train, on vient chercher des autorisations pour visiter la gare. Les autorisations car il y a deux sociétés de chemin de fer.
On rencontre le responsable presse du ministère. Chaque ministère a un « Media Officer » dont le rôle est officiellement de gérer les relations avec les médias, officieusement de dire « on vous rappellera » et d’oublier de rappeler à moins de 15 relances.
Celui-là cependant est très avenant. Jeune, en costume, parlant tout à fait anglais. « J’étais journaliste moi-même avant. Tu sais le sujet du train, pleins de gens l’ont déjà fait, c’est pas spécialement intéressant ». Ce n’est pas grave, ce sujet m’a amené ici déjà, et si je peux choper une interview avec ce monsieur j’aurais clairement pas perdu mon temps. « Pas maintenant parce que j’ai un rendez-vous mais plus tard dans la journée ou demain sans problème ». Parfait. J’ai des questions transports et des questions « comment est-ce qu’il a atterri là »…
3eme arrêt « Le Ministère des Affaires Sociales et du Travail ». Mon sujet c’est la démocratie en Syrie et ça passe pour moi par la liberté d’association. Alors Ahmad a trouvé un contact et on va aller tirer le fil. Je commence par contre à me sentir un peu mal à l’aise de trimballer mon énorme sac à dos de backpacker à travers tous les étages de 3 ministères différents…
Le contact de Ahmad nous envoi vers le « Maktab al ‘Alam » (le media office, encore, le premier point d’entrée si on veut faire quoi que ce soit). Au 9eme étage. Non en fait au 6eme. Comme j’ai honte de bloquer tout le monde dans l’ascenseur avec mon sac je préfère encore prendre l’escalier… Ahmad voit un bureau avec des beaux meubles et me dit « ça doit être là ». Effectivement, bureau magnifique conçu pour les interviews avec les trépieds de caméra dans un coin, ça change du petit préfabriqué en tôle repeinte du ministère des transports. Le responsable nous demande quelles questions, en gros on souhaite poser, puis il nous dit d’accord et nous envoies au 4eme étage, au bureau des associations et ONG. C’est ici qu’on enregistre les nouvelles associations.
C’est un bureau très lumineux, avec 4 - 5 personnes qui travaillent, affairées mais sans stress, et un plateau de café posé sur le rebord de la fenêtre. Le type veut nous renvoyer au 6eme étage au média office mais on en vient. Finalement Ahmad finit par décrocher une interview pour plus tard avec LA responsable des associations et ONG en rentrant directement dans son bureau. On retourne quand même au 6eme étage dire merci au media officer et lui expliquer qu’on a eu le rendez-vous qu’on souhaitait. Yaa tik el ‘aafi et au revoir, merci beaucoup.

Encore un stop chez Syriatel pour avoir une puce syrienne et la 4g. La compagnie de télécom qui était le fleuron de l’empire de Rami Makhlouf, le cousin de Bachar al Assad a gardé le même logo mais changé les couleurs du drapeau qui était dessus. Et évidemment changé aussi le cousin de Bachar (qui a, depuis la chute du régime, successivement fui en silence, critiqué sévèrement Bachar al Assad pour sa corruption, et tenté de faire exploser la région côtière en clash confessionnel tout en se posant comme recours.)
Ça y est, nouvelle carte SIM et direction l’hôtel dans la vielle ville pour enfin poser ce fichu sac.
Il est 14h46 et je suis à Damas…
Shawarma libre
Balade dans la vielle ville. Direction Shawarma. Une invention divine le Shawarma. Si on est gentil, le monsieur du shawarma qui découpe la bête nous donne un petit morceau de viande avec la crème à l’ail dessus. Et là on part très loin.
La cour de la grande mosquée des Omeyades de Damas est un des endroits les plus apaisants de la planète. Qui n’est jamais venu se déchausser ici ne connait pas la paix. Comme il y a dix ans, les enfants jouent toujours à lancer en l’air des petites hélices qui retombent et les jeunes sont toujours assis à chiller. On peut même maintenant charger son portable directement avec des USB au mur. Un couple se prend en photo avec un immense drapeau de la révolution. Activité compliquée par la séparation au cordon rouge et or entre les hommes et les femmes. Il faut se passer le téléphone au-dessus du cordon régulièrement.
Sous Bachar, l’endroit était devenu interdit. Il craignait que les gens n’en profitent pour se réunir et parler entre eux, un des pires cauchemars des dictateurs. Maintenant on dirait qu’il a retrouvé la paix. Et le vent de la liberté est une douce brise d’automne…
Les bains à côté de la mosquée sont devenus un restaurant luxe, et juste en face, un café narguilé. « Tu vois on n’est pas des islamistes forcenés, même les filles fument la chicha tranquille ». Je n’avais pas pensé que les filles n’auraient pas le droit de fumer la chicha mais je suis heureux du coup d’apprendre que ce n’est pas le cas.
On passe devant la porte de Saint Thomas, Bab Touma. Devant les ruines de l’ancienne porte il y a un rond-point avec des tournesols en plastique, dont j’ai la très étrange impression qu’ils étaient déjà là il y a 15 ans. Ahmad me dit que c’est nouveau, et moi-même je doute que ces deux pauvres tournesols aient pu survivre une révolution et une guerre civile… Mais Damas, la vielle ville en tout cas, a l’air très similaire à ce qu’elle a toujours été, la liberté en plus, ce qui n’est pas rien. « Sous le régime on ne pouvait plus circuler le soir et la nuit. Trop de checkpoint et s’ils t’attrapaient ils t’envoyaient au service militaire ».
Maintenant on peut aller partout. Vraiment partout. Ahmad entre et me fait visiter les restaurants, les hôtels, les maisons, les boutiques. Un magnifique palace 5 étoiles de la vielle ville, superbement restauré avec 4 anciennes maisons damascènes reliées entre elles par des petites cours intérieures superbement ouvragées et leurs petites fontaines… Sur le toit on a restaurant et une terrasse couverte et ombragée d’où on peut admirer les toits de la vielles ville (et les panneaux solaires).
Le marché n’a l’air de manquer de rien. « C’est parce qu’on produit tout localement. On n’importe rien, 90% de ce que tu vois c’est produit localement, c’est comme ça qu’on a survécu durant la guerre ». C’est la saison du jus de grenade et des aubergines fourrées aux poivrons et aux noix. Et du maïs aussi, bouillies dans des grosses cuves posées sur des charrettes.

« Tiens ça s’est nouveau » s’étonne Ahmad en me montrant des poubelles publiques dans le souk avec corbeille en bas et cendrier dessus…
Pleins de rues de la vielle ville sont en travaux. Ils refont tout, le système d’évacuation, l’eau, l’électricité dans toute la ville. « C’est dans toute la vielle ville ? » je demande « non non, dans toute la ville et surtout dans la banlieue. »
Damas est ce qu’elle a toujours été avec la liberté en plus, et les services publics…
Hier c’était un peu l’angoisse de savoir ce qu’allait dire Trump. On n’est jamais à l’abri d’une catastrophe supplémentaire au Moyen-Orient donc quand Trump annonce un truc « JAMAIS VU » avec des majuscules dans le message, tout le monde s’inquiète un peu. « Apparemment c’est un plan de paix et ça a l’air bien parti » me dit par WhatsApp mon copain avec qui on s’inquiétait la veille. Oui bah Trump et la paix au Proche-Orient, pourquoi pas, on est chez les fous de toutes façons…
Hadi nous rejoint. Demain je passe la journée avec lui sur le sujet des armes chimiques. C’est un très jeune journaliste et fixer de 22 ans qui tousse et enchaine les clopes. Il a étudié le journalisme au Liban et il a déboulé en Syrie le 9 décembre au lendemain de la chute et n’a pas cessé de labourer le terrain depuis de la côte à Suweida en passant par Quneitra, particulièrement les coins chauds où je ne souhaite pas aller.
Il me parle un peu de la situation des libertés et du journalisme en Syrie.
« Les manifestations, c’était tranquille. » Les plus intéressantes c’était le mouvement des familles des disparus. C’est un des mouvements les plus actifs qui fait des sit-in et tout. Les gardes de sécurité ont échoué à protéger les citoyens. Il y en a eu une en mars, au moment de l’opération militaire sur la côte, ainsi que des manifestations en juillet au moment des évènements à Suweida pour demander un cessez-le-feu. Des clashs ont eu lieu et les manifestants ont été attaqués par des civils armés de bâtons. Les services de sécurité ne font rien puis dégagent tout le monde sous prétexte de « sécurité ». Les familles de disparus protestent quant à elles contre la réouverture des prisons. « Ils disent qu’ils doivent mettre les prisonniers quelque part mais les familles des disparus sont contre ». Sednaya est la seule qu’on pourrait visiter avec autorisation mais c’est pour l’instant encore compliqué.
Il y a aussi le cas de la disparition de deux journalistes, finalement libérés sur intervention du ministère de l’information.
Et plus récemment le cas d’Amin Matar, journaliste célèbre journaliste arrêté à la frontière libanaise accusé de détenir des documents de la sécurité « ça c’est le cas le plus inquiétant ». C’est aussi un ancien détenu des geôles d’Assad. Il y a aussi le cas de Verify Syria, une organisation de fact checking. Ahmad Primo, son fondateur, a récemment annoncé dans un post Facebook qu’il se tiendrait éloigné des questions syriennes « on ne sait pas s’il a fait ça pour se protéger, pour continuer à faire son travail ou si c’est sérieux ». Il a été victime d’une campagne de haine organisée sur Telegram.
Concernant les syndicats il n’y en a plus. « Les syndicats ont tous été démantelé après la chute du régime, il n’en reste qu’un qui est toujours actif, c’est celui des avocats mais il agit plus comme un corps professionnel ».
Le mouvement des familles de disparus a l’air très intéressant. Ils sont décentralisés et ont monté des tentes dans chaque quartier. « Ça a toujours été une lutte individuelle, c’est la première fois que cette lutte s’organise », autour de personnalités comme Wafa Mustafa ou l’organisation Families for freedom.
« L’Etat a mis du temps à établir le comité des disparus ». Il reste 200 000 disparus. Le comité dit aux familles que c’est énorme et qu’ils ont besoin de temps pour traiter les dossiers mais les familles sont impatientes. Ils essayent d’établir une base de données centralisée en travaillant avec les ONG et la société civile mais les familles, impatientes et meurtries, continuent de se plaindre du manque de transparence…
La seule façon d’échapper au service était de fuir ou de payer. Ahmad a payé. 2500 dollars, un investissement conséquent mais qui permet ensuite de travailler pour soutenir sa famille…
Demain il y a une manifestation des industriels. Le problème de l’industrie est double. D’abord il s’agit d’une industrie qui fonctionnait en autarcie et qui doit s’ouvrir à l’export ce qui va mettre beaucoup de gens sur le carreau. Ensuite, Idleb qui a développé son industrie locale a, comme beaucoup d’autres secteurs, une revanche à prendre sur Damas à qui on aime parfois opposer que « vous vous êtes gavé sous Assad maintenant c’est notre tour ».
Concernant les nouveaux médias c’est assez florissant. Pleins de nouveaux sites voient le jour. Le ministère de l’information a édicté des règles pour les nouveaux médias : avoir 1000 $ de fond, un diplôme de journaliste pour le directeur, des bureaux en Syrie…
D’après Hadi l’accès à l’information est plutôt facile, mais en mars au moment de l’opération militaire sur la côte, on lui empêchait l’accès sous prétexte de « Security concerns » avec la crainte officielle que « des ‘outlaws’ pourraient vouloir s’en prendre aux journalistes ». Pour Hadi l’argument ne tient pas, d’abord parce que les journalistes sont responsables de leur propre sécurité, ensuite parce que ça oblige les journalistes à aller sur le terrain sans s’identifier et c’est encore plus dangereux.
A Suweida c’est impossible d’aller actuellement. Les factions ont bloqué l’accès aux journalistes. Il y a trois checkpoints (il me montre une carte) : le checkpoint « de Damas » (comprendre, le checkpoint du gouvernement de Damas), puis un checkpoint des casques blancs, puis un checkpoint du « conseil militaire » (c’est-à-dire les factions). Ce dernier est actuellement infranchissable.
Quneitra est aussi hors d’accès pour les journalistes. Le jour même de la chute du régime, Israël a envoyé des troupes occuper la ville et, comme d’habitude, ne les a jamais retirés.
Hadi se plaint aussi des « Media Officers » des différents organes du gouvernement et de leurs décisions arbitraires. « Parfois ils te donnent le permis, parfois non ». Ils font souvent du blocage, disent « on vous rappellera » et ne rappellent évidemment jamais, et empêchent souvent d’avoir accès aux officiels.
« Comment tu fais alors ?
Tu t’infiltre. »
En suivant les gens dans leurs bureaux avant qu’ils ferment la porte on réussit à obtenir des interviews.
Ce qui énerve beaucoup Hadi c’est que les autorités ne savent pas du tout communiquer avec les médias. « Dès qu’ils font face à des accusations ils ne répondent juste plus ! Ils devraient travailler à renforcer leur narratifs. » On en est là. Des journalistes qui se plaignent que les officiels n’ont pas assez bossé la com’.
La question de la reconstruction est un gros sujet. Qui va s’en occuper, est-ce que se sera régulé ou pas. Cela peut complètement détruire le tissu social d’un quartier si c’est mal fait. Il y a un exemple fameux à Homs où un investisseur avait commencé son projet de reconstruction mais contre l’avis des habitants. La première pierre du projet avait déjà été posée mais elle a été volée. Finalement l’investisseur a été contraint de négocier avec les habitants.
L’organisation « Together Space » milite pour réguler et règlementer la reconstruction
Leur argument est que la réglementation ne va pas faire fuir les investisseurs, au contraire, et de demander de penser les projets sur le long terme. Ne pas construire un truc sans penser à la maintenance par exemple, ce genre de choses.
On parle des prisons. Pour Hadi, l’euphorie de la libération a durée exactement 3h, jusqu’à ce qu’on ouvre Sednaya. « C’était naïf de penser qu’on pourrait retrouver tous les disparus ». Et puis les rumeurs sur les supposés 6 ou 8 sous-sols dans lequel il serait resté des gens qu’on n’avait pas trouvé n’a rien arrangé.
« Il y a aussi des cas où les gens étaient vivants mais les certificats de décès avaient été rédigés. Ces gens-là n’ont plus aucune existence officielle ». Ahmad montre à Hadi la photo de son cousin mort à Sednaya. Il prend le numéro du département qui suit la liste de ceux qui sont vivants mais notés comme décédés, il va aller les voir pour son cousin. « Peut-être… »
On ressort manger le 2eme Shawarma de la journée. Je veux vérifier si on peut survivre en se nourrissant exclusivement de Shawarma. J’ai bon espoir.
Dans la rue, parfois éclairée, parfois tellement noirs qu’il faut sortir le téléphone portable et allumer la lampe de poche, les groupes de jeunes par centaine qui sortent. Des filles, des garçons, des filles et des garçons. Aucun n’avait le droit de sortir avant la chute, ils auraient été saisis immédiatement et envoyé d’abord en prison, puis au service militaire.
La liberté ce sont des jeunes qui ont le droit de sortir le soir pour chanter dans les ruelles…
Prochain épisode:

















